72.
Il coulait. Il s’enfonçait inexorablement. L’eau était fraîche et opaque. Il était en train de se noyer et finalement, ce n’était pas si désagréable…
C’est en tant que Will Shepherd qu’il attaqua la soirée de très bonne heure au Red Lion Inn, dans Greenwich Village.
Will Shepherd avait descendu sept scotches d’affilée. Et Will Shepherd rejouait maintenant ses exploits sous les couleurs de Manchester United devant un parterre d’admirateurs presque tous éméchés.
Comme il offrait les tournées sans compter, le public lui était acquis. On buvait ses paroles.
— Will, Will ! psalmodiait un Anglais.
Sans doute un authentique supporter.
— Admirez la Flèche d’or ! lança Will d’une voix lourde, avec une pointe d’ironie que personne ne releva.
— Admirez le nul, fit quelqu’un au fond du bar.
Will s’interrompit au beau milieu de son récit. Ce n’était qu’un punk en Jean et cuir noirs qui voulait jouer les durs.
Il le fusilla du regard en pensant : « Tu me cherches, petit merdeux ? »
Le loubard fendit la foule, accompagné de deux acolytes.
Will distingua des tatouages sur leurs bras. Des faucons ou des aigles.
— Nul à chier, insista le punk, face à Will, pendant que les autres spectateurs reculaient de trois pas.
Il semblait avoir un accent germanique.
— Une vraie tante, renchérit l’un de ses potes. (Pas de doute, c’étaient des Allemands.) Un pédé d’Anglais.
Un flot de jurons jaillit de la bouche de Will, dont la rancœur accumulée au fil des jours ne cherchait qu’à s’échapper.
Le punk s’avança, fit un signe à Will.
— Viens, je t’attends, le nullard. Allez, le has been, amène-toi.
D’où sortait la chaîne qui se balançait au bout de son bras, Will n’en avait aucune idée. Peu lui importait. Il se jeta sur l’Allemand avec une fureur aveugle. Il avait besoin de se battre, et n’importe quel adversaire ferait l’affaire.
Il sortit du Red Lion plus riche de quelques coupures et ecchymoses. Rien de grave, rien de mortel.
C’est alors qu’il se rappela qu’on l’attendait sur un plateau de cinéma. Il décida que c’était sans importance. Dans le genre thriller psychologique, ce qu’il était en train de vivre valait beaucoup mieux.
Puis des taches blanches explosèrent dans la pénombre d’un entrepôt désaffecté, à côté d’Hudson Street. Une bande était en train de le passer à tabac, et il ignorait pourquoi.
« Hé, les mecs, j’ai dit quelque chose qui vous a déplu ? »
Seule existait la douleur intense déclenchée par chacun des coups – à la tête, au ventre, à l’entrejambe, aux côtes –, cet éclair de souffrance qui lui foudroyait chaque fois le crâne.
« C’est mon châtiment », songea-t-il en s’effondrant.
Le juste châtiment encouru pour tous les crimes, tous les péchés commis au cours de sa vie.
Bras et jambes cloués au sol, il ne pouvait bouger d’un millimètre. Le visage écrasé contre le ciment rugueux du trottoir, il saignait abondamment du nez. Puis on le souleva par les jambes, comme un quartier de bœuf suspendu à un crochet de boucher.
Et c’est là que les affaires sérieuses commencèrent. Une pluie de coups de poing et de pied s’abattit sur lui et, au bout d’un moment, il se demanda s’il lui restait un seul os intact.
Curieusement, pourtant, cette douleur physique le rassurait.
Elle lui prouvait, après tout, qu’il était bien vivant…
Autour de lui, le monde se mit à tanguer et à tournoyer comme une toupie écarlate. Will se sentit basculer, happé par un trou noir.
On allait le laisser crever sur un trottoir de New York.
Et, en réalité, ça n’avait rien de dramatique.
Il ne faisait que suivre les traces de son père. Il avait toujours su que sa vie se terminerait ainsi.
Le corps de Will Shepherd découvert dans une rue.
Bizarrement, la dernière image qu’il vit fut celle du chien qu’il avait tué des années auparavant. Il l’aimait bien, ce chien.